Chapitre dixième.

Danil occupait chez le professeur Lytaev une chambre de bonne. Il lisait, le soir, avant de s’endormir, les billets doux laissés par une brunette, dans le tiroir de sa table de nuit. Il y en avait de cérémonieux, écrits sur du papier orné, dans l’angle supérieur, de fleurs coloriées : « Mademoiselle Agraféna Prokhorova, permettez à votre très obligeant serviteur », et cela se terminait par une invitation contournée à une fête de jour de naissance. « Votre sincère adorateur perpétuel avec respect… » La calligraphie était d’un de ces écrivains publics qui tenaient échoppe aux environs des marchés.

Danil, quand il rentrait d’assez bonne heure, trouvait devant une fenêtre encore laiteuse deux vieux hommes absorbés par leur méditation parlée. Le thé prenait dans les verres une teinte de vin, Vadime Mikhailovitch Lytaev disait :

– … La monture de Pierre a repris son élan. La Russie recommence sa révolution. Après Pierre, elle retombe peu à peu à son passé. Les tsars n’empruntent à l’Occident que des uniformes et de l’argent : derrière leur décor subsiste la vieille terre russe, croyante et courbée sous le joug, flottant ses grands radeaux sur la Volga avec les mêmes chants qu’au XVIe siècle, traînant encore dans les champs l’araire de bois, bâtissant la maison comme il y a mille ans, se soûlant comme alors, continuant chrétiennement à Pâques des fêtes païennes, aimant les femmes grasses et fardées que l’on fouette parfois, déportant ou emmurant l’hérétique… Ce vieux pays est encore là, profond, sous la mince couche de lave brûlante.

L’historien Platon Nikolaévitch répondait :

– C’est vrai. Et la lave se refroidira. Et quand la lave se sera refroidie, la vieille terre, par sa seule fermentation, fera sauter la mince couche de cendres et poussera de nouveau au grand jour ses vieilles herbes éternellement jeunes. Les cendres font de bons engrais. Après chaque ère de troubles, la Russie recommence à vivre selon sa loi intérieure, comme les plantes se redressent après l’averse. Ce pays « où le Christ a foulé chaque motte de terre » panse ses plaies et continue sa mission qui n’est ni d’Occident ni d’Orient, qui n’est qu’à lui. Dans ses troubles mêmes qui se ressemblent de siècle en siècle, la vieille Russie demeure encore fidèle à sa loi…

– Platon Nikolaévitch ! Cette année, pendant que Lénine parlait dans les congrès, on a brûlé vive une sorcière, à cent dix-huit verstes de Moscou. À deux cent trente verstes, pour préserver un village de l’épidémie, des vierges nues attelées à la charrue, selon un usage qui remonte peut-être aux Scythes, ont tracé un sillon autour des champs et des demeures. Nous sommes l’Asie la plus enténébrée, qui ne peut être tirée d’elle-même qu’avec une poigne de fer. Pierre est le modèle et le précurseur de la révolution. Souvenez-vous-en : « Tout se fait par contrainte. » Il fondait des manufactures, des ministères, une armée, une flotte, une capitale, des mœurs à coups d’ordonnances et de supplices. Il donnait l’ordre de couper les barbes, de porter l’habit à l’européenne, d’ouvrir dans les marécages de l’Ingrie cette fenêtre sur l’Europe. La terre était nue, mais il disait : « Ici s’élèvera une cité. » Il bâtonnait ses courtisans, il se soûlait comme un reître, il finissait sa vie dans le soupçon, le doute et l’angoisse, flairant la trahison partout – et elle était partout comme aujourd’hui – ne se fiant plus qu’à son grand inquisiteur, songeant même à frapper l’impératrice ; et il avait raison. Il laissa un pays dépeuplé par places, saignant et geignant sous l’effort, mais Saint-Pétersbourg bâtie ! Et il reste le grand, le plus grand, parce qu’il a pourchassé le vieil homme russe jusqu’en son propre fils, parce qu’il a dressé vers l’avenir ce vieux pays passif, ignorant, sale et repu dans ses fourrures, comme on cabre sous le mors et l’éperon un cheval rétif. J’entends dans les décrets d’aujourd’hui un écho de ses ordonnances. Tout cela pourrait même s’exprimer en termes marxistes : l’avènement de classes nouvelles.

Platon Nikolaévitch ressemblait à Lytaev par une foule de contrastes : par son immobilité, par sa face pleine autant que l’autre était affinée, par sa foi assurée autant que l’autre était inquiète. Le moule d’un visage lui ressemble parce qu’il en reproduit à rebours les harmonies. Platon Nikolaévitch répondait lentement, car ils se parlaient surtout pour affirmer une pensée vivante qui, n’attendant rien des hommes, éprouvait pourtant le besoin de cet achèvement précaire : l’expression.

– Non, Vadime Nikolaévitch, comme les gens du Kremlin, Pierre n’est qu’un accident – peut-être nécessaire à certains accomplissements – dans l’histoire de Russie. C’est Alexis qui a raison contre Pierre, comme le Christ en croix a éternellement raison contre l’Antéchrist éternellement vaincu. Pierre n’est grand que dans la mesure où il se fait malgré lui l’instrument d’une cause qui n’est pas la sienne, quand il renouvelle les raisons de vivre de la vieille Russie à laquelle il s’attaque. Ce temps de troubles finira. Les Slaves du Sud, plus sains, demeurés plus près de la terre, referont à la fin, contre les villes malades, l’ordre et l’unité dans la foi. Nous traversons une sorte de Moyen-Âge et nous renaîtrons. Et nous porterons de nouveau la lumière à l’Occident.

– La question, dit Danil, sera tranchée par le glaive.

– Non. Par l’esprit.

C’était leur commune pensée, de sorte que les deux historiens ne surent pas bien lequel des deux avait répondu.

– Mais qu’est-ce que l’esprit sans le glaive ?

– Mais qu’est-ce que le glaive sans l’esprit ?

Danil vit dans les yeux des deux savants la même ironie indulgente. Il regarda les livres alignés dans les bibliothèques, les vieux livres pleins de faits, d’idées, de choses tellement inutiles quand il s’agit de pain, de poux, de sang ! Des manuscrits dormaient dans un secrétaire en acajou. L’histoire, cet inqualifiable mensonge des érudits où l’on ne retrouve plus, sous les lignes imprimées, une goutte du sang versé, où il ne reste plus rien de la fureur, de la douleur, de la peur et de la violence des hommes ! Il éprouva une sorte de haine pour ces deux vieux mandarins qui connaissaient tant de dates et de théories mais n’avaient pas la moindre idée de la puanteur d’un village saccagé ou de l’aspect d’un ventre ouvert, plein de grosses mouches vertes, sur lequel s’inclinent les pavots.

– Dostoïevsky…, commença Platon Nikolaévitch.

– Je ne le lis pas. Pas le temps, vous comprenez. Les Karamazov faisaient de la casuistique avec leur belle âme ; nous, nous taillons à même la chair ; et la belle âme, nous nous en moquons. Le sérieux, c’est de manger, de dormir, de ne pas être tué et de bien tuer. Voilà la vérité. La question est déjà tranchée par le glaive et l’esprit. Un glaive plus fort que le nôtre, un esprit que nous ne comprenons pas. Et nous n’avons pas besoin de comprendre pour périr. Nous périrons tous avec ces livres, ces idées. Dostoïevsky et le reste, justement peut-être à cause de ces livres, de ces idées, de Dostoïevsky, des crises de conscience et des massacres incomplets. Et la terre continuera de tourner. Voilà. Bonsoir.

Les jours s’allongèrent annonçant les nuits blanches. La neige fondait dans les steppes, découvrant par plaques un sol noir mêlé d’herbes jaunes et piquantes. Des ruisselets coururent en tous sens, jaseurs comme des oiseaux. Ils luisaient dans tous les plis de la terre. Des rivières gonflées reflétaient des ciels purifiés d’un bleu encore froid. Des rires épars s’accrochaient dans les bois aux grêles troncs blancs des bouleaux. Des paillettes d’argent sans éclat semblaient suspendues dans l’atmosphère. Les premières tiédeurs étaient câlines. Le passant, dans les rues mouillées, leur offrait la face et l’âme. Son regard s’attachait à de jolis nuages blancs qui passaient là-haut comme des soucis emportés par une grande confiance. La douceur de vivre se réveilla dans les squares avec les jeux des bambins ; elle plana sur une place déserte, au-dessus d’une carcasse de cheval, dévorée par des chiens errants. Le crâne de la bête émergeait, couleur d’ivoire frais, d’un tumulus de neige fondante. Des lambeaux de peau brune, poilue, nettoyée par les gels s’accrochaient aux côtes effondrées. Les cinq petits bulbes dorés d’une église au dessin rococo montaient dans un ciel décoloré, d’azur devenu blancheur, mais blancheur aérienne, limpidité, fraîcheur. On ne pouvait plus croire qu’il y eut toujours la guerre, la mort, la faim, la peur, les poux. Le fleuve, immensément dégagé entre ses rives de granit, charriait d’énormes glaçons blancs. Ils descendaient en masses, avec un doux bruit de heurts, des lacs septentrionaux vers la mer rendue au balancement des vagues, aux lumières vivantes perlant dans l’écume, aux souffles attiédis du Gulf Stream qui, partis du Yucatan et de la Floride, par-dessus l’Atlantique, les fjords de Norvège et les plaines de la Suède, venaient s’étendre sur nos glaces. Au sommet de la flèche d’or de l’Amirauté, un minuscule vaisseau doré, distinct et léger comme une idée, voguait en plein ciel. Les couleurs des drapeaux rouges se ranimaient.

Les premiers bourgeons s’ouvrirent dans les jardins. Puis ce fut une explosion de frais feuillages verts au-dessus des rivières et des canaux coupant la ville. Le plaisir de vivre, soudainement rappelé, eut un goût acide. Les soirs étaient froids sous des ciels bleutés comme d’un immense et lointain reflet d’icebergs. Il n’y eut plus de nuit, les crépuscules s’éternisèrent, gris, bleus, mauves, cendrés, nacrés, de plus en plus clairs, à minuit ; une lueur blanche ardait toujours au levant. Elle captivait les regards, au bout de canaux scintillants, à travers des branchages noirs, au-dessus de dompteurs maîtrisant des chevaux cabrés depuis cent ans… Des couples erraient sur les quais. Le ciel leur versait sa clarté, le fleuve les environnait de solitude. Ils se rencontraient avec des sourires ébauchés. Ils s’arrêtaient devant les chalands abandonnés l’automne passé par les mariniers, quand on avait nationalisé les transports fluviaux et qui pourrissaient maintenant. On allait bientôt les démolir pour en faire du bois de chauffage, ce serait un rude travail. Les Comités des pauvres se disputaient âprement ces carcasses de bateaux.

Une grande enfant blonde, aux tempes étroites, aux yeux enfoncés d’un bleu miroitant de ruisselet à la fonte de neige, demandait à son amant qui portait la tunique râpée d’une école disparue :

– Viendras-tu m’aider ?

Il chuchotait « oui » en l’embrassant sur l’oreille, car elle s’était donnée à lui, l’un de ces jours, ignorante et pleine de bonne volonté, confuse et fiévreuse, dans un bon coin de ce chaland pourri ; l’odeur fade du fleuve envahissait le gris argenté du long soir. Les planches détrempées fléchissaient sous le pas, le flot frôlant la carène avait un sifflement assourdi. Ils étaient venus là par curiosité, sans penser à leur joie puisque leur joie les portait. Elle faillit choir dans un trou carré, noir, au fond duquel l’eau clapotait.

– Tu vois, tu vois ! disait-il ému.

Elle riait.

– Si l’on devait compter tous les malheurs qu’on manque !

Ils se trouvèrent soudainement seuls. Rien que le ciel prodigieusement vide sur leurs têtes et, par une large échancrure des planches disjointes, le flot moiré reflétant le ciel.

– Qu’il fait bon ! dit-elle en lui tendant les lèvres.

Et l’idée lui vint simplement que dans l’amour il faut donner son corps ; cela doit faire mal, et l’on a un peu honte, mais il le faut, les yeux clos, les lèvres embrasées et l’on frissonne de bonheur après, rien que d’y penser… Mais comment fait-on ? Les livres ne le disent pas clairement. « Je ne sais pas, je suis toute confuse, pardonne-moi, fais de moi ce que tu veux, je t’aime, je t’aime… »

Maintenant sa bouche rose, dont le profil avait un dessin régulier de pétales, mêlait les choses coutumières à de grandes préoccupations :

– Nous ferons une provision de bois pour l’hiver… Ecoute, je veux devenir plus consciente, dis-moi ce que je dois lire.

Autre couple : elle, les cheveux coupés ras, ce qui lui faisait, sous la casquette de cuir brun, une petite tête sportive légèrement dorée aux tempes, aux sourcils, et des points d’or dans le regard. Lui, soldat, l’étoile rouge au front, incrustée dans du cuir noir. Elle sortait du Comité du rayon, lui quittait le service politique du 23e régiment ; ils se rencontraient sur un banc du Jardin d’été à quelques pas de la Maison hollandaise bâtie par le tsar Pierre pour lui servir de résidence quand cette ville émergeait des marécages et des bois, avec des trottoirs en planches bordant les chaussées boueuses, de vastes terres abandonnées et des parcs qui étaient en réalité l’extrême pointe des forêts. Des Dianes et des Artémises suspendaient sous les arbres leurs gestes gracieux. La grille sobrement ouvragée du jardin se détachait en noir sur la grande lumière pâle du Nord. Là coulait le fleuve.

Leur poignée de main était ferme. Sans tendresse apparente. Presque de même taille tous deux, respirant la même force. Elle dit, suivant des yeux le sautillement des moineaux :

– J’ai réfléchi à la théorie de l’impérialisme. Tu avais raison l’autre soir. Il suffit de relire le IVe chapitre de Hilferding. Mais sur le problème de la liberté, c’est moi qui ai raison. Tiens…

D’une brochure dont la couverture en couleurs représente un globe terrestre couvert de chaînes rompues par un éclair rouge tombant de la Voie lactée, elle tire des feuilles couvertes de notes :

– Marx écrit : « La valeur transforme chaque produit du travail en un hiéroglyphe social… » « Pour ceux qui font les échanges, leur propre mouvement social revêt la forme d’un mouvement des choses qu’ils ne contrôlent pas, mais dont ils subissent le contrôle. » Ils se croient libres parce qu’ils sont asservis au mouvement même des choses anonymes et non à des hommes. Ils se croient libres parce qu’ils ne voient pas de maîtres au-dessus d’eux. Mais « l’indépendance réciproque des personnes se complète par un système de dépendance matérielle existant de toutes parts ».

– C’est le passé. En prenant conscience de la nécessité nous devenons libres. La conscience, c’est la liberté. Lis le chapitre XI de l’Anti-Dühring. Par la connaissance d’un développement historique inéluctable, le prolétariat, accomplissant ce qui doit être accompli, passe du règne de la nécessité à celui de la liberté. Lis le chapitre I et la IIe partie.

– Allons, dit-elle.

Debout, il entoura d’un bras tendu ses épaules et, plus bas :

– Xénia !

Elle savait ce qu’il allait dire, mais avec quels mots ? Elle attendit ces mots et il lui sembla que la joie dilatait sa poitrine :

– Xénia, nous sommes nécessaires l’un à l’autre et nous sommes libres parce que…

Ils se turent jusqu’à l’endroit du jardin où s’élève sur un piédestal gris un grand vase de porphyre. Là seulement, il osa demander avec un détachement maladroit :

– Viendras-tu, Xénia ?

Elle fit oui de la tête, simplement et, pour qu’il ne vît pas la joie rire dans ses yeux, regarda au loin les bulbes bariolés de l’église du Sauveur-sur-le-Sang. Pour faire ce signe de tête, elle s’était, ce matin, longuement lavée et parée de linge fin, hésitant à emporter le flacon de parfum français. L’usage de ces produits de luxe inventés par la dépravation des riches n’était-il pas indigne ? Pourtant le Comité du rayon faisait répartir entre les militantes occupant les postes les plus importants les parfums saisis à la douane. Elle se décida sur cet argument spécieux : ce n’est pas du luxe, mais de l’hygiène. Ne serait-il pas mécontent de ce raffinement chez elle ? Mais comme il humait la fraîcheur de ses bras nus…

Ils sortaient du jardin. Une auto, les ayant dépassés, s’arrêta net. Un homme, haut botté, le revolver au côté, courut à leur rencontre. Xénia ne reconnut Ryjik que lorsqu’il fut à trois pas :

– Tu te promènes, tu ne sais donc pas ce qui se passe ? Viens tout de suite au rayon, tout le monde est mobilisé.

Ryjik remonta dans l’auto. Là seulement il sentit, comme on ne sent une balle qu’un instant après l’avoir reçue, quelle nette piqûre au cœur venait de le transpercer à la vue de ce couple. Affaissé sur les vieux coussins gras de la Ford, au lieu de penser à la révolution, il pensa qu’il était trop vieux et que c’était irréparable.